• Dans sa besace, Agathe  avait placé un tube à épingles, trois canifs, des pelotes de ficelle et un volumineux paquet de sachets de papier qu’elle avait collectés en faisant ses courses pendant l’hiver. Sur les uns était imprimé un caducée ou bien la reproduction d’une plante médicinale, sur les autres, une corbeille de fruits, une bourriche d’huîtres, un croissant ou encore un garçonnet accroupi en train de vider une boîte de biscuits. Signatures, en quelque sorte, des ses fournisseurs attitrés. Elle apprit à Brigitte et à Sylvie la manière de perforer toute la surface des sacs au moyen d’une aiguille, avant de les enfiler soigneusement autour de chaque fruit pour les protéger des prédateurs et, l’opération terminée, à en fermer étroitement l’ouverture au moyen d’une cordelette. Elle les pria aussi de cueillir les fruits arrivés à maturité et de les rassembler dans un grand panier. Les jeunes filles poussaient des cris perçants –propres à alerter tous les jeunes gens du voisinage- lorsque, juteux et sucrés à point, elles devaient les disputer aux abeilles. Elles remarquèrent des poires, jaunes comme des soleils, qui avaient grossi dans des flacons de verre joufflus, à col étroit. Agathe leur expliqua qu’elle en ferait une liqueur de poire en remplissant les bouteilles de vin blanc et d’eau de vie. Cela ferait en même temps de jolis objets décoratifs.

     

    Comme on ne pouvait pas se côtoyer tout un après-midi sans échanger une parole, Agathe raconta ensuite aux cousines que, lors de sa grave opération aux intestins, leur grand-mère lui avait suggéré de vendre ce terrain en viager afin de couvrir les frais de son hospitalisation. Elle était encore outrée au souvenir de ce conseil.
    ‑ Qu’est‑ce que c’est le viager ? s’informa Brigitte.
    ‑ C’est une sorte de location‑vente. L’acheteur verse une rente à vie au vendeur et entrera en possession de son bien après la mort de l’ancien propriétaire.
    ‑ Mais cela aurait été chouette, remarqua Brigitte. Maintenant vous recevriez de l’argent tous les mois au lieu de payer un jardinier !
    ‑  Ah ! Non ! se récria Agathe, furibonde. Vendre en viager c’est tenter la mort ! Les gens en arrivent à souhaiter votre disparition !
    ‑ Bah ! Qu’en auriez‑vous à faire ?
    ‑ A la longue cela porte malheur…
    ‑ Ce n’est que de la superstition, relativisa Brigitte.
    ‑ Peut‑être, mais je n’aurais plus eu l’esprit tranquille, renchérit Agathe.

    Elles revinrent plusieurs jours de suite se livrer à cet amusant divertissement, dans la douceur miellée d’un coin secret de paradis. De temps en temps des rires ou des exclamations joyeuses fusaient de l’enclos.

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  • Il était exceptionnel qu’Agathe réclamât un concours bénévole pour l’aider dans ses activités ménagères ou ses travaux de jardinage. Elle employait pour ces derniers un jardinier qu’elle rémunérait à la journée. La femme de celui-ci la secondait, en cours de saison, quand la charge de travail devenait trop lourde, au moment de l’arrivée ou du départ des locataires. Petit Louis, quant à lui, intervenait de façon ponctuelle, lors de déménagements ou d’événements particuliers qui requerraient des bras supplémentaires. D’ailleurs, au village, il avait la réputation d’être un garçon « très rendant service ». Nous traduirions, en termes plus prosaïques : une bonne poire. Soulignons toutefois, à la décharge d’Agathe, qu’elle n’était pas avare.

     

    Au cœur de l’été, c’est‑à‑dire pendant une période d’occupation intense, il se trouva dans le même temps, que le jardinier fut appelé auprès de sa mère qui se mourait en Touraine et que Petit Louis était immobilisé à cause d’une plaie qu’il s’était faite au pied en marchant  sur les dents d’un râteau. Aussitôt Agathe réalisa la quantité de fruits et de légumes  qui risquaient de se perdre dans son verger et ses jardins. Il était urgent de prendre une décision. Quelque peu dépassée, elle s’en ouvrit à sa plus fidèle amie, Blanche, qui lui offrit sans hésiter les bras de Sylvie et de Brigitte. Les filles commençaient à s’ennuyer des vacances. Aussi applaudirent-elles à la perspective d’une distraction nouvelle.

    Agathe les emmena tout d’abord dans son verger, contigu au clos Kerar. C’était un terrain herbu, tout en longueur, isolé du reste du monde par trois murs de pierre grise, surmontés de tessons de bouteilles piqués là-haut pour dissuader les voleurs. Le quatrième côté, au sud, était défendu par un fouillis impénétrable d’arbustes épineux et de ronces. Sauf aux abords de la haie, humides et ombragés, les rayons du soleil y coulaient à flot et des myriades d’insectes s’affairaient dans leur chaleur dorée. Des poiriers, des pommiers, des bigarreautiers palissés en espaliers levaient leurs branches suppliciées en formant de grands candélabres. L’ouche foisonnait d’arbres fruitiers poussés pèle‑mêle au milieu des hautes herbes jaunes. Il y en avait de toutes espèces –pruniers, abricotiers, néfliers, pêchers, cognassiers- et de toutes formes –en pyramide, en plein­‑vent, en parasol, en cordon. Et aussi des papillons, des abeilles et des mouches en quantité. Un véritable éden !

     

     

     

     

     

     

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  • En trois jours les deux cents cinquante‑huit habitants du village connaissaient tous cette femme distinguée qui ne se départait  jamais d’une once de condescendance et n’achetait que des cartes postales « artistiques » -des couchers de soleil sur la mer. Le soir Mademoiselle faisait la  lecture à Hélène et à Blanche qui tricotaient. Les trois dames parlaient littérature et Agathe se sentait insidieusement ravalée à sa condition d’ancienne blanchisseuse. Il devenait urgent de réagir !

     

    Bientôt elle annonça à la compagnie –devant Blanche offusquée d’une telle audace- qu’elle les invitait à déjeuner le jour de Pâques. Aussitôt qu’elle le pu, Blanche la prit à part pour l’éclairer sur l’inconvenance de sa démarche. La présence de Mademoiselle risquait de la mettre dans une situation délicate. Mais, têtue, Agathe n’en démordit pas.

    Au jour fixé, elle les reçut à l’entrée de sa terrasse, au premier étage, avec… Petit Louis, ce vieux garçon inculte ! Blanche était intérieurement  effarée ! Hélène suivait, mortifiée. Mademoiselle avait repris la raideur digne qui établissait une distance entre elle et le commun, d’autant qu’Agathe (suprême offense) l’avait placée à côté de Petit Louis ! Le repas commença dans un silence gêné. Mais l’affreux petit vin du cépage d’Agathe ne tarda pas à faire son effet. L’atmosphère s’allégeait. Petit Louis remplissait le verre de Mademoiselle, lui susurrait des confidences à l’oreille, frôlait sa main parcheminée pour appuyer son discours. Au dessert, Mademoiselle murmurait, penchée vers lui, l’œil en coin, enjôleuse. Savez‑vous ? Petit Louis et Mademoiselle prirent le café assis l’un près de l’autre sur la méridienne du salon. A l’heure de se séparer, Petit Louis s’offrit à lui faire visiter la côte sauvage. Elle accepta avec bonheur. Et, à la fin du séjour, quand Blanche, Agathe et Petit Louis raccompagnèrent Hélène et Mademoiselle à l’arrêt du car, celle-ci rayonnait !

     

    A peine rentrée chez elle, Mademoiselle envoya des lettres de château, fort bien tournées. Désormais tout le monde sait que le bon air de certaine petite station balnéaire fait des miracles !

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