• Le salon de thé (base)

     

     

    Semaine 13

     

    Depuis qu’il a pris sa retraite M. Dessablettes, président de l’association Arts et Sciences, s’est découvert une vocation : celle d’instruire, de cultiver, d’éveiller les esprits. Il espère par cette entreprise policer les mœurs des plus frustres et diluer les conflits de classes dans les centres d’intérêt communs. C’est pourquoi le salon de thé mis en chantier par Adèle Hermenier attira son attention aussitôt qu’il en eut vent.


    Par l’entremise de Melle Roux il obtint un rendez-vous avec l’espoir d’y instaurer des thés littéraires. Démarche qui ne manqua pas de flatter la demoiselle. L’entrevue a eu lieu mercredi. Melle Di Felice, son bras droit (en qualité d’ancienne institutrice), accompagnait bien sûr M. Dessablettes qui avait aussi convoqué Claude Roux. Notre voisine, Alice, s’en serait bien mêlée mais personne ne la sollicita.

    Melle Hermenier les reçut à bras ouverts tous les trois, plus expansive que jamais. La pièce débarrassée de ses meubles leur parut aussi profonde qu’une nef. Des bâches couvraient encore le plancher et les trumeaux. L’air saturé empestait le vernis. Claude se sentait prise à la gorge et faillit sortir en courant tandis que Melle Hermenier leur exposait en d’interminables détails ses projets, plans et astuces. M. Dessablettes pour sa part prit le temps de lui présenter en long et en large son association et l’objet des réunions qu’il envisageait. Lesquelles, ajouta-t-il, ne manqueraient pas de drainer un complément de clientèle. Claude et Melle Di Felice se contentaient d’opiner du chef. Avant qu’ils ne repartent leur hôtesse leur servit le thé dans le boudoir qu’elle se réservait. Ce fut en quelque sorte son premier geste commercial.


    Comme souvent lorsque les émotions prennent le pas sur la raison, dès qu’ils se furent éloignés, l’enthousiasme d’Adèle s’attiédit. Des doutes l’assaillirent. Certes l’initiative de M. Dessablettes lui amènerait quelques chalands supplémentaires. Mais de quel poids pèseront-ils dans son chiffre d’affaire ? Car elle escompte surtout profiter de la vente d’œuvres d’art que ces gens n’auront pas les moyens de s’offrir. Il lui semble par ailleurs difficile de les éconduire au risque de froisser les habitants de la cité.

     

    Derrière sa fenêtre Delyon n’est pas absorbé par la contemplation de l’averse, mais par les allées et venues de l’hôtel. Entre les gouttes qui ruissèlent sur les carreaux, on devine son regard acéré qui de loin fouaille le bourgeois. « Bientôt on ne se sentira plus chez soi », grince-t-il caché par la buée des vitres. Et aujourd’hui, impossible d’aller défouler son trop plein de hargne dans le jardin ! Mme Delyon, qui depuis longtemps ne prête plus attention aux emportements de son mari, vaque à ses maigres occupations de retraitée. Au passage elle a entr’aperçu le groupe de trois personnes serré sous un large parapluie noir entre les grilles de la propriété. Elle n’en a rien pensé.  A quoi bon puisque son mari s’exprime pour deux et n’entend pas la contradiction ? Elle se consacre aux qu’en-dira-t-on entre femmes, sur leurs semblables ; de ceux qui libèrent de certaines mauvaises consciences en étalant la vilenie des autres.  On se sent si bonnes alors…

     

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    Le salon de thé (base)

     

     

    Semaine 12

     

    Alice rit toute seule. Il y aurait chez les étrangers du bout de la rue une gaie luronne ! Entendons nous bien, ici il vous suffit de venir du bourg voisin pour être taxé d’étranger. Donc ces gens le sont autant qu’Alice ou Claude, que les Tchang peut-être.

    Rideau fenêtreDerrière la rumeur des travaux du rez-de-chaussée courent des on-dit, il paraîtrait que, et maintes autres fariboles propres à divertir de la platitude provinciale. Quelques esprits dits éclairés s’y laissent prendre, tant nous sommes avides les uns et les autres de connaître les travers d’autrui. Donc, Mme Unetelle (qui le tenait de l’artisan peintre) confia à Mme Delyon, qui s’empressa de le répéter à tante Alice, que cette dame aurait des amants, à l’insu de son mari, bien sûr ! Elle-même avait remarqué qu’un certain rideau était relevé tantôt à droite, tantôt à gauche, parfois baissé ou bien invisible. La potée devant la fenêtre devait également jouer un rôle dont elle n’avait pas encore décrypté le langage.

        Et surtout, surtout, ponctuait-elle chacune de ses phrases, ne le dites à personne, que cela reste entre nous !

    Mme Delyon en sera peut-être déçue, mais notre voisine, bien qu’elle leur tende une oreille attentive, n’est pas du genre à divulguer les racontars. Elle se méfie des bruits malveillants qui battent la campagne. Ce qui ne l’empêche pas, malgré elle, de regarder avec un peu plus d’insistance les fenêtres du couple quand ses pas la conduisent de ce côté. Derrière ses façades paisibles, la province cache bien des turpitudes.

     

    Depuis mardi les odeurs de décapant et de peinture ont envahi l’ensemble des étages. Que les baies soient ouvertes ou fermées, elles imprègnent tout. Claude tousse par quintes ; Alice et quelques autres éternuent. Mademoiselle Hermenier, enfin sortie de son mutisme, assure que son salon de thé ouvrira à Pâques. Si le temps le permet elle y adjoindra une petite terrasse en haut de son jardin. Elle promet un coin de calme et de détente très cosy et compte sur chacun pour l’inauguration. Puis, en hâte, elle s’enfuit vers les diverses activités qui nécessitent sa présence.

     

    Les feuilles transparentes des bouleaux et leurs chatons se balancent en cascades au long de leurs branches satinées. Ils ont la délicatesse d’une estampe japonaise. Beauté vénéneuse de la nature, pense Claude. Nous la croyons tendre et soudain elle se déchaîne et ravage tout.  Qu’arrive-t-il en ce mois de mars pour qu’y éclose tant de malheurs de par le monde ? Tsunami au Japon, guerre en Libye, violences au Moyen-Orient, séisme en Birmanie, lutte fratricide en Côte d’Ivoire… On nous annonçait le printemps et voilà que s’ouvre l’enfer.

    Du pied de l’immeuble montent les bavardages enflammés des fillettes. Maintenant que les soirées sont plus longues, elles s’amusent à l’extérieur dans l’attente de l’heure du dîner. Que peuvent bien se raconter ces jeunes commères pleines de verve ?

     

    N.B. Ceci est une fiction

     

     

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    Le salon de thé (base)

     

     

    Semaine 11

     

    A la veille d’être licencié, il y a vingt ans, monsieur Mukaschturm avait été émerveillé en ouvrant ses persiennes par le concert des oiseaux au lever du soleil. Sans grande illusion quant à son avenir professionnel, il s’était dit : « Quoiqu’il arrive, cela on ne me le prendra pas. Si je devais tout perdre il me resterait au moins la contemplation de la nature. » Or, à quelques jours de là, ses parents lui firent la remarque que les oiseaux désertaient leur jardin.

          — Nous ne les entendons plus, se désolaient-ils.

        Mais si, affirma monsieur Mukaschturm qui avait l’oreille fine. Vous y faites moins attention, c’est tout.

    Cependant, de retour chez lui, il avait pris conscience que son père et sa mère devenaient sourds. Il en fut attristé. Il se rappela alors la vieille Gretel dont la tête se vidait jusqu’à ses souvenirs les plus personnels. Ainsi rien ne nous appartenait donc. Un jour nous pouvions tout perdre, y compris la mémoire de nous même.

     

    Aujourd’hui monsieur Mukaschturm pousse ses volets dès l’aurore, jamais lassé du chœur allègre des oiseaux à l’heure où pointe le jour. Epoux galant, le dimanche il honore sa femme d’un petit déjeuner au lit. Jamais il n’aurait imaginé s’implanter dans cette province lointaine.

     

    Il ne comptait plus ses mois de chômage lorsque sa fille l’avait invité à poser sa candidature au poste qu’elle-même venait de refuser. Non qu’il ne lui convînt pas. Seulement elle avait déjà accepté un travail dans une importante firme allemande. Il fit d’abord la grimace. Tout ce qu’elle lui proposait était d’accomplir une tâche de secrétariat, lui qui avait été contremaître dans une usine de textile. Sa candidature serait rejetée, c’était sûr.  Son gendre avait insisté. Il savait que cette entreprise avait besoin au plus vite d’une personne capable d’ordonner ses archives. Harcelé par tous, monsieur Mukaschturm avait fini par céder. Et il avait été embauché sur le champ. Il avait dû quitter son Alsace natale et s’éloigner de ses enfants. Pourtant il avait fait le bon choix. L’ambiance lui plaisait et il avait rencontré sa deuxième femme.

    Violaine était une secrétaire accorte qui approchait de la soixantaine. Son prénom avait intrigué Mukaschturm. Elle lui avait expliqué qu’il lui venait de sa grand-mère. Celle-ci, après avoir assisté à une représentation de L’Annonce faite à Marie de Claudel, avait été conquise par la pièce au point d’imposer le beau nom de la jeune fille Violaine pour sa petite-fille qui en était satisfaite !

    Cette discussion avait été une entrée en matière. Ils avaient sympathisé, puis s’étaient acheminés vers davantage d’intimité et s’étaient mariés enfin. Ils vivaient heureux à proximité de cette grosse maison de goût douteux qu’on appelait le château. On prétendait ses habitants hautains. Pour leur part ils ne l’avaient pas constaté. Ils prisaient plutôt la proximité de son parc et le calme du quartier.

     

    Grille


    Ce matin, au moment où monsieur Mukaschturm tourne l’espagnolette pour refermer la fenêtre une gracieuse silhouette se détache entre les troncs de la futaie. C’est Aude, la toute nouvelle épouse de Sébastien. Avec son arrivée la joie semble s’être installée dans la grande demeure. Elle ressemble à un elfe. Sa figure est sourire. Elle s’anime de toutes ses fossettes et rayonne. Dès qu’elle rit son visage est transfiguré. Une aussi radicale métamorphose attire et fixe les regards. La jeune femme serait orthophoniste et sur le point d’ouvrir un cabinet en centre ville, dit-on.

     

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