Semaine 42

—Mais, dites-moi, les demoiselles Pochon n’avaient-t-elles pas des neveux ?

Adèle Hermenier, debout près de la desserte, dépose les commandes devant chacun tout en poursuivant la conversation.

—Non. Non, elles n’avaient qu’un frère, missionnaire chez les Pères Blancs, lui répond Dessablettes. C’était un sacré gaillard !

—Avec sa voix de stentor et ses envolées il aurait converti un diocèse entier ! intervient madame Dessablettes. Lors de ses rares passages ici ses messes attiraient les foules. Et ses ventes de charité, donc ? Je crois que presque toutes les familles de la région possèdent au moins un exemplaire d’artisanat africain.

—Il avait fait son séminaire à Tunis, pour autant que je me souvienne, après son service militaire ou ses études supérieures.

—Curieuse famille dont aucun enfant ne s’est marié, commente Alice, dans l’expectative.

—Nous pourrions parler d’une cellule familiale repliée sur elle-même, poursuit monsieur Dessablettes. Mon père se rappelait des enfants joyeux, assez casse-cou, qui ne se mêlaient pas aux autres.

—Y compris à l’école ?...

—Ils ont eu une préceptrice jusqu’à leur entrée en internat.

—Ce devait être des gens très religieux, avance Adèle avec prudence.

—Pas outre mesure… Monsieur Pochon faisait une apparition à l’église à Noël et à Pâques…

—Cependant, rappelle madame Dessablettes, madame Pochon oeuvrait au sein d’un tiers ordre séculier*. Souviens-toi, elle y avait entraîné maman. Elles rendaient visite aux vieillards de l’hospice. Elles dispensaient aussi des cours de broderie aux jeunes filles pauvres. Elles étaient très actives dans la paroisse.

—Mademoiselle, interrompt Dessablettes, des clients approchent. Delyon père et fils, souffle-t-il à voix basse avant qu’Adèle ne se retourne et reconnaisse Philippe Delyon suivi de sa réplique en plus jeune et qui le dépasse d’une tête.

En tout état de cause, Adèle Hermenier n’aurait pas tardé à être informée du lien qui les unit car, à peine assis, Delyon lui nomme son fils Laurent, ingénieur des Mines dont il n’est pas peu fier. Si la ressemblance physique frappe, les manières diffèrent. Laurent Delyon présente l’apparence d’un jeune homme pondéré dont l’attitude contraste avec le caractère extraverti de son père. Très vite l’affluence abrège leur discussion. Adèle Hermenier se hâte d’accueillir les derniers arrivants.

Une rumeur court selon laquelle les travaux en sous-sol avanceraient bon train depuis quelques jours. Les archéologues seraient sur le point d’annoncer une découverte exceptionnelle. Des journalistes en mal de scoop museraient dans les parages. Tout au moins est-ce ce qu’ON dit. La petite fortune en pièces ne suffit déjà plus à nourrir le besoin de sensation dans un faubourg où règne l’ennui.

Les consommateurs se succèdent par grappes. Mademoiselle Hermenier est débordée. Bien que personne ne crie, le ton des bavardages monte et leur bruit emplit le salon de thé.

Retirée dans sa chambre pour une sieste, madame Hermenier ne perçoit pas ce bourdonnement continu de paroles. Elle devient sourde. Elle dort. La vieille dame rêve qu’elle a vingt ans et qu’elle nage dans un lac d’eau pure aux rives herbeuses. Au-dessus d'elle le ciel est lumineux. Des chèvres et des moutons paissent au pied des arbres. Un chevreau approche trop près du bord au risque de glisser. Elle veut se porter à son secours. Mais un courant contraire l’entraîne vers l’entrée sombre et glacée d’un gouffre. Elle va se noyer, pense-t-elle. Cependant elle n’éprouve aucune crainte. Elle se sent si jeune, si déliée, et sereine, dans ce paysage pastoral…

* Tiers ordre séculier : laïcs affiliés à un ordre religieux (franciscains, dominicains, carmes, etc.)

N.B. Ceci est une fiction