• Toute une vie - 2

    ChambreIl redescendit au premier étage. Le moindre bruit résonnait en écho dans les larges pièces désertes. Quelques rais d’or poussiéreux filtraient à travers les fentes des persiennes métalliques. Ils éclairaient l’intérieur des chambres juste assez pour distinguer les dégradations du temps : les papiers peints se décollaient par places, les peintures se fendillaient, les moquettes étaient usées jusqu’à la corde, les plafonds fendus. Olivier contemplait le spectacle de désolation que le déménagement avait révélé. Voilà le peu qui subsistait de leurs jeunes années. Plus rien bientôt…

    Il se rappela tout à coup que la chambre de leurs parents ne possédait pas de volets et qu’elle était la seule à donner sur la  cour. La poignée de laiton avait du jeu, comme par le passé. Il la tourna avec précaution et entra en évitant de faire craquer le parquet verni. Une mouche solitaire errait de bouquet en bouquet sur le fond rose fané de la tapisserie. Alors, une émotion intense, jaillie du plus profond son être, le submergea. Il éprouvait la douleur insondable d’un deuil jamais accompli, enfoui sous les sédiments du temps. Une vie, toute une vie, une existence de trois jours emplissait le vide entre ces murs. Oui, la vie entière de Martine s’était déroulée dans ce lieu il y avait quarante-trois ans. Elle y était née. Elle y avait vécu sa brève découverte du monde. Elle y était morte. Trois nuits ; deux jours… Qui le saurait encore dans quelques mois ? Des étrangers étaient sur le point de prendre leur place. Ils y ancreraient leur propre histoire. Quel était le sens de ces mots : toute une vie ? Ne qualifiaient-ils pas aussi bien la très brève existence d’un bébé de quelques heures que celle, interminable, d’un centenaire ? Toute une vie, qu’était-ce ? L’intervalle qui comblait la distance entre la naissance et la mort. L’expérience unique, même fugace, d’avoir été, d’être apparu et d’avoir affronté l’anéantissement de soi-même. En ce sens, toute vie était pleine d’elle-même, de sa connaissance singulière de l’existence. Un destin unique : le sien.

    Que lui arrivait-il ? Ce n’était certes pas son genre de se laisser bouleverser par des états d’âme. Pour son entourage Olivier avait la réputation d’être un garçon positif, plutôt superficiel. Mais, tout au fond de lui-même, nul homme n’est monolithique… Il devait se secouer, revenir à la raison ! Il sortit de la pièce et redescendit dans les ténèbres froides du rez-de-chaussée.

     Olivier retira la clef que le soleil fit luire, un bref instant, d’un éclat argenté. Il se retourna. Il prenait ses lunettes de soleil dans la poche de sa chemise quand une grosse femme, qui pouvait avoir plusieurs années de plus que lui, l’aborda :

    - Bonjour ! Tu es de retour au pays ? … Tu ne me remets pas ?
    Surpris, Olivier hésitait. Ce visage détruit par l’embonpoint n’évoquait pour lui aucun traits connus. La femme ajouta, toujours souriante :

    - Je suis Marie Annick Desarme, la préparatrice de l’ancienne pharmacie Catz. Vous y veniez souvent !

    - En effet, admit-il. C’est curieux, je revois très bien l’intérieur de l’officine, l’agencement des vitrines, mais je suis incapable de la situer…

    - Sur la route d’Emporzac, à la place de la banque, précisa-t-elle.
    Non, il ne se remémorait rien hormis un décor statique, hors du temps, que n’animait aucune présence. Il s’enquit :

    - Comment m’as-tu reconnu ?

    -Tu ressembles tellement à tes parents qu’il n’y a aucun doute possible … Je me rappelle bien ton frère aussi, celui qui avait une grosse mèche crantée qui lui tombait sur l’œil. Que devient-il ? A-t-il toujours d’aussi beaux cheveux ?
    Désarçonné par ces questions inattendues, Olivier réfléchissait. Il avait été le seul des  quatre  frères à porter une mèche. Toutefois il ne rectifia pas la méprise de son interlocutrice. Il se contenta de répondre :
      - Non. Non, il est un peu chauve… Mais, excuse-moi, j’ai un rendez-vous important. Je dois partir.
    Ils se dirent adieux au bord du trottoir. Olivier chaussa ses Ray Ban tandis que Marie Annick Desarme poursuivait sa route, vacillante sur ses talons aiguilles.

    Son âme d’incorrigible séducteur était requinquée. Il repartait flatté qu’un cœur féminin ait conservé, pendant tant de lustres, l’image indélébile du jeune homme qu’il fût. Son être palpitait d’une joie nouvelle. Il se sentait léger, léger, libre enfin, sur le point de se jeter à corps perdu dans la vie, sans contraintes.

    Pour la dernière fois il traversa la rue du Pont sous les ultimes feux du soleil automnal, soulagé de quitter pour toujours la terre de leur exil…

     

     

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