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    Votre feuilleton du week-end : Le Salon de thé 37


    Semaine 37

     

    Chaque fois qu’elle entend la porte ou bien des pas dans le hall qui précède le salon de thé, Adèle Hermenier se tourne vers l’entrée et aussitôt se reprend par crainte que quelqu’un ne surprenne son mouvement. Il y aura bientôt un mois qu’un séduisant client lui a promis de revenir. Elle a fondé sur lui de grandes espérances. Mais à bien y réfléchir, il ne s’est engagé à rien d’autre qu’à repasser après la rentrée.

    C’est l’attente de sa venue qui attire un peu plus souvent qu’à l’ordinaire Claude Roux, bien qu’ils n’aient pas échangé un mot. Les femmes les mieux éduquées succombent parfois à des niaiseries de midinettes. Adèle Hermenier n’est pas dupe. Mais elle ne se trahit pas. Qu’aurait-elle d’ailleurs à lui reprocher ?

    La fréquentation de Chez Adèle H. a retrouvé son flux habituel. Les membres de la Votre feuilleton du week-end : Le Salon de thé 37mission archéologique s’y arrêtent souvent. Leurs fouilles n’ont jusqu’ici rien apporté de déterminant. Il est probable que ces souterrains-refuges remontent au moins à l’époque gallo-romaine, voire au-delà, et qu’ils furent occupés d façon épisodique au moment des conflits ou des guerres de religion. Le mobilier répertorié s’avère pauvre : hormis un cône de chatière et sa chaîne, ils ont découvert quelques tessons d’ourle et des traces de foyers sous les conduits d’aération. Ils ont aussi relevé des griffures sur les parois aux abords des accès, ce qui laisse à penser que des chiens accompagnaient les populations recluses. En outre, il est plausible que les galeries aient eu des ramifications jusqu’au caves du centre ville dont beaucoup communiquent entre elles et forment un réseau. Mais effondrements et tassements de terrain les ont comblées au cours des siècles. Néanmoins, la troisième cavité peut encore réserver des surprises.

    La conversation des archéologues ne laisse quiconque indifférent. Ce coin ignoré des touristes commence à prendre une dimension historique. Depuis des temps immémoriaux des générations s’y sont succédées. Les vieilles familles du faubourg comptent peut-être des ancêtres dans ces villageois terrés sous leur hameau. On vient aussi au salon pour entendre parler de sa propre histoire.

    Hélas, plus personne ne prête attention aux tableaux suspendus sur les murs. Adèle Hermenier en est désolée, et pour elle-même, et pour les jeunes artistes qui lui ont accordé leur confiance. Elle doit au plus vite réfléchir au meilleur moyen d’orienter l’attention des amateurs de gâteaux vers les œuvres exposées autour d’eux. Il faut qu’elle parvienne à attirer une clientèle suffisamment éclairée pour apprécier l’art des années 2000 et qui, en sus, ait les moyens de se l’offrir.

    Le premier thé littéraire a été fixé au mardi 27 septembre, de 16 h à 18 h. Deux fois par mois les membres d’Arts et Sciences, ainsi que leurs sympathisants, occuperont les banquettes et les deux tables devant la bibliothèque, comme monsieur Dessablettes en est convenu avec mademoiselle Hermenier. Aucun thème n’a été retenu pour cette séance d’introduction. Chacun se présentera et exposera ses goûts et préférences. Forts de quoi, les administrateurs de l’association aviseront.

    Madame Hermenier, qui ne veut pas être en reste, a proposé à sa fille de tenir elle aussi un petit salon culturel dans le genre lecture de contes pour enfants ou encore récits édifiants pour la jeunesse, si Adèle ne juge pas ce dernier parti trop réactionnaire. Adèle pince les lèvres. Sa mère l’horripile à vouloir se mêler de tout. Mais, réflexion faite, l’idée est à retenir…

     

     

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    Votre salon du week-end : Le Salon de thé 36


    Semaine 36

     

    Le couvercle de nuages s’appesantit sur les têtes. Le vent qui fait danser sa jupe de trois sous autour des jambes de Claude brasse l’air moite sans le rafraîchir. Les ramages du tissu ondoient et lancent tour à tour des turquoise, des marine et des émeraude qui se mêlent, se démêlent sans fin et apeurent sont petit chien. L’orage rôde mais n’éclate pas.

    Votre salon du week-end : Le Salon de thé 36Derrière les jalousies de ses persiennes Aurélie Tchang l’observe, la main posée sur son ventre encore plat. Le soleil qui réapparaît illumine d’une aura dorée les bords de sa chevelure. Cette épidémie de coquetterie chez les dames d’âge mûr l’amuse. Elle jette de la couleur là où les habits ternes étaient de mise. Les archéologues remontent de leur chantier. Ils vont prendre un verre chez Adèle H. et gloser sur leurs dernières investigations.

    Dans le dos d’Aurélie Tchang la radio débite sans fin des reportages sur les Twin Towers à la veille du 11 septembre. Claude rentre tout juste dans son appartement. Après qu’elle a détaché la laisse de Varech, elle tourne le bouton sur la même station.

     

    Le 11 septembre 2001, qui l’aurait oublié ? Claude avait tout juste reçu sa deuxième chimiothérapie. Elle se sentait mal, nauséeuse, lasse ; elle arrachait ses cheveux par poignées. Elle ne possédait alors ni télévision ni internet, mais son poste de radio allumé en permanence émettait un bourdonnement familier, comme une présence amicale.

    Au milieu de l’après-midi il y avait eu l’annonce sibylline de la collision d’un avion contre un gratte-ciel à New York –sans doute un avion de tourisme égaré au-dessus de la métropole. Un accident. L’émission s’était poursuivie.

    Une heure plus tard, presque aussi brièvement le présentateur révélait qu’un deuxième avion avait heurté sa tour jumelle. Il ne pouvait plus s’agir de hasard. Les journalistes commençaient à s’agiter. Au fil des informations la tension montait. Claude s’était alors empressée de téléphoner à son père :

    —            Il se passe quelque chose aux Etats-Unis. Quelque chose de grave ! Ouvre ton poste de télé. L’Amérique subit une attaque !

    Son père avait répondu par un soupir mou. Il devait croire qu’elle dramatisait à outrance…

    Le flux des informations s’emballa. Toutes les émissions en cours s’interrompirent au profit de l’actualité immédiate. La direction de la station de radio se joignit aux journalistes et aux experts sur le plateau. L’heure était grave et le ton de circonstance. L’Amérique vacillait et la vieille Europe avec elle. On intima l’ordre à TOUS les avions de ligne sur le territoire des USA de se poser sur l’aéroport le plus proche. Combien étaient détournés ? Lesquels allaient se précipiter sur quelles cibles ?  Ce furent plusieurs heures d’effroi pour l’Occident. On vit l’Amérique anéantie, Washington rasée, les centrales nucléaires éventrées et leur poison invisible disséminé à travers le continent. On imagina notre civilisation détruite, l’empire brisé, le monde émietté en centaines d’états rivaux.

    Le père de Claude l’avait rappelée pour lui décrire les images terribles des tours en feu, de ces hommes et de ces femmes prisonniers des derniers étages qui agitaient des tissus blancs afin que les sauveteurs les repèrent. L’espoir perdu de les en délivrer. L’issue fatale inéluctable. Puis il lui avait raconté ceux qui se jetaient dans le vide, seuls, ou bien par grappes, main dans la main. La mort. Rien que la mort pour avenir. Et pour finir, les tours qui s’effondraient au milieu de la panique générale.

     

    Sur le moment Claude avait cru que l’humanité en serait changée, qu’elle se tournerait vers des valeurs plus humaines. Mais non, la stupéfaction et le deuil surmontés, la société avait repris son ordre antérieur, celui qui privilégie la force et le profit au détriment des peuples.

     

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