• Agathe, satisfaite de leur travail, les convoqua derechef pour le ramassage des pommes de terre, dans un carré de jardin devant chez elle. Après leur avoir expliqué comment les déterrer au moyen d’une bêche, elle les laissa seules avec leurs outils et deux piles de cageots. Ce nouveau jeu se révéla beaucoup moins drôle que le précédent. Les mauvaises herbes cachaient les pieds de pommes de terre qu’il fallait identifier. Et puis les tubercules se trouvaient fâcheusement à portée du tranchant des pelles. Enfin la terre leur salissait les mains et s’incrustait dans leurs espadrilles. A ces inconvénients s’ajoutaient l’absence d’ombre et la curiosité des passants qui les examinaient par‑dessus le muret de la ruelle.

    Brigitte et Sylvie s’accordaient de courtes poses dont la  fréquence augmentait avec la fatigue. Elles allèrent tour à tour observer les poussins dans le poulailler, grimper sur la margelle du puits, obstrué par une trappe cadenassée, pour essayer d’apercevoir l’eau entre les fentes, regarder les chats qui se prélassaient dans les allées.

     

    Hervé, le fils du garde‑champêtre vint à passer par là et les interpella :
    ‑ Salut, les filles ! Que faites‑vous ?
    - Bonjour Hervé, répondirent‑elles avec un bel ensemble. On cueille les pommes de terre d’Agathe. Elle n’a personne en ce moment. Son jardinier est parti en voyage et Petit Louis est malade, expliqua Sylvie, l’air désolé.
    ‑ Attendez ! J’arrive !
    Hervé se dépêcha de faire le tour pour les rejoindre en empruntant la barrière du bas.
    ‑ Oh ! La, la ! Quel chantier ! observa­-t­­-il en connaisseur. Vous vous y prenez comme des manches !

    ­‑ Puisque tu es si malin, pioche à notre place ! répondit Brigitte.
    ‑ Halte‑là, les filles ! C’est une vraie forêt vierge ici !
    Puis, baissant la voix :
    ‑ Savez‑vous ? Il y a un mort dans ce jardin, quelqu’un qui est enterré dans ce coin, là‑bas…
    - Menteur !
    ‑ Bien sûr que si, je vous assure, appuya le sus‑nommé menteur : il y a une croix. Suivez‑moi !

    Ils s’engagèrent tous les trois vers une touffe de roses trémières qui proliféraient près du cellier. Le garçon écarta les hautes tiges et il pointa le doigt :
    ‑ Regardez, là !
    Une petite croix ripolinée en vert printemps était plantée au milieu des herbes folles. A l’intersection de ses branches une délicate couronne de roses blanches avait été dessinée à la peinture blanche. En son centre des mots étaient tracés. Les enfants lurent : « A Moumousse ». Cette découverte déclancha une crise d’hilarité générale qui s’amplifia après que Hervé ait ajouté :
    ‑ Et le bâton à côté indique la tombe de Pierrot, son coq.

    Le rire leur procura un regain de vigueur. Hervé décida de rester avec Brigitte et Sylvie. Tous les trois mirent tant de cœur à l’ouvrage que toutes les pommes de terre étaient arrachées et soigneusement rangées au retour d’Agathe. Elle les félicita.

     

    En rentrant, ses petites‑filles racontèrent leur journée à Blanche. Elles mentionnèrent bien‑sûr le secret des tombes. D’abord Sophie s’emporta contre cet acte de paganisme :
    ‑ Une croix pour un chat ! C’est honteux ! C’est… C’est un sacrilège !
    Puis, se ravisant :
    ‑ Cette pauvre Agathe manque tellement d’affection… Elle n’était pas faite pour vivre seule… Ne le répétez pas. Vous lui feriez de la peine !

     

     

     

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  • Dans sa besace, Agathe  avait placé un tube à épingles, trois canifs, des pelotes de ficelle et un volumineux paquet de sachets de papier qu’elle avait collectés en faisant ses courses pendant l’hiver. Sur les uns était imprimé un caducée ou bien la reproduction d’une plante médicinale, sur les autres, une corbeille de fruits, une bourriche d’huîtres, un croissant ou encore un garçonnet accroupi en train de vider une boîte de biscuits. Signatures, en quelque sorte, des ses fournisseurs attitrés. Elle apprit à Brigitte et à Sylvie la manière de perforer toute la surface des sacs au moyen d’une aiguille, avant de les enfiler soigneusement autour de chaque fruit pour les protéger des prédateurs et, l’opération terminée, à en fermer étroitement l’ouverture au moyen d’une cordelette. Elle les pria aussi de cueillir les fruits arrivés à maturité et de les rassembler dans un grand panier. Les jeunes filles poussaient des cris perçants –propres à alerter tous les jeunes gens du voisinage- lorsque, juteux et sucrés à point, elles devaient les disputer aux abeilles. Elles remarquèrent des poires, jaunes comme des soleils, qui avaient grossi dans des flacons de verre joufflus, à col étroit. Agathe leur expliqua qu’elle en ferait une liqueur de poire en remplissant les bouteilles de vin blanc et d’eau de vie. Cela ferait en même temps de jolis objets décoratifs.

     

    Comme on ne pouvait pas se côtoyer tout un après-midi sans échanger une parole, Agathe raconta ensuite aux cousines que, lors de sa grave opération aux intestins, leur grand-mère lui avait suggéré de vendre ce terrain en viager afin de couvrir les frais de son hospitalisation. Elle était encore outrée au souvenir de ce conseil.
    ‑ Qu’est‑ce que c’est le viager ? s’informa Brigitte.
    ‑ C’est une sorte de location‑vente. L’acheteur verse une rente à vie au vendeur et entrera en possession de son bien après la mort de l’ancien propriétaire.
    ‑ Mais cela aurait été chouette, remarqua Brigitte. Maintenant vous recevriez de l’argent tous les mois au lieu de payer un jardinier !
    ‑  Ah ! Non ! se récria Agathe, furibonde. Vendre en viager c’est tenter la mort ! Les gens en arrivent à souhaiter votre disparition !
    ‑ Bah ! Qu’en auriez‑vous à faire ?
    ‑ A la longue cela porte malheur…
    ‑ Ce n’est que de la superstition, relativisa Brigitte.
    ‑ Peut‑être, mais je n’aurais plus eu l’esprit tranquille, renchérit Agathe.

    Elles revinrent plusieurs jours de suite se livrer à cet amusant divertissement, dans la douceur miellée d’un coin secret de paradis. De temps en temps des rires ou des exclamations joyeuses fusaient de l’enclos.

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  • Il était exceptionnel qu’Agathe réclamât un concours bénévole pour l’aider dans ses activités ménagères ou ses travaux de jardinage. Elle employait pour ces derniers un jardinier qu’elle rémunérait à la journée. La femme de celui-ci la secondait, en cours de saison, quand la charge de travail devenait trop lourde, au moment de l’arrivée ou du départ des locataires. Petit Louis, quant à lui, intervenait de façon ponctuelle, lors de déménagements ou d’événements particuliers qui requerraient des bras supplémentaires. D’ailleurs, au village, il avait la réputation d’être un garçon « très rendant service ». Nous traduirions, en termes plus prosaïques : une bonne poire. Soulignons toutefois, à la décharge d’Agathe, qu’elle n’était pas avare.

     

    Au cœur de l’été, c’est‑à‑dire pendant une période d’occupation intense, il se trouva dans le même temps, que le jardinier fut appelé auprès de sa mère qui se mourait en Touraine et que Petit Louis était immobilisé à cause d’une plaie qu’il s’était faite au pied en marchant  sur les dents d’un râteau. Aussitôt Agathe réalisa la quantité de fruits et de légumes  qui risquaient de se perdre dans son verger et ses jardins. Il était urgent de prendre une décision. Quelque peu dépassée, elle s’en ouvrit à sa plus fidèle amie, Blanche, qui lui offrit sans hésiter les bras de Sylvie et de Brigitte. Les filles commençaient à s’ennuyer des vacances. Aussi applaudirent-elles à la perspective d’une distraction nouvelle.

    Agathe les emmena tout d’abord dans son verger, contigu au clos Kerar. C’était un terrain herbu, tout en longueur, isolé du reste du monde par trois murs de pierre grise, surmontés de tessons de bouteilles piqués là-haut pour dissuader les voleurs. Le quatrième côté, au sud, était défendu par un fouillis impénétrable d’arbustes épineux et de ronces. Sauf aux abords de la haie, humides et ombragés, les rayons du soleil y coulaient à flot et des myriades d’insectes s’affairaient dans leur chaleur dorée. Des poiriers, des pommiers, des bigarreautiers palissés en espaliers levaient leurs branches suppliciées en formant de grands candélabres. L’ouche foisonnait d’arbres fruitiers poussés pèle‑mêle au milieu des hautes herbes jaunes. Il y en avait de toutes espèces –pruniers, abricotiers, néfliers, pêchers, cognassiers- et de toutes formes –en pyramide, en plein­‑vent, en parasol, en cordon. Et aussi des papillons, des abeilles et des mouches en quantité. Un véritable éden !

     

     

     

     

     

     

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