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    Le salon de thé (base)

     

    Semaine 21

     

    Comme elle l’avait promis, Tatiana est revenue chez Alice, notre voisine, maintenant que le salon de thé est ouvert. Nous l’avons vue remonter l’allée dimanche après-midi.  Elle tirait derrière elle une valisette et tenait à la main un porte-documents que nous présumerons plein de ses photos. A vrai dire elle n’a pas très bien choisi son moment. Dimanche, mademoiselle Hermenier, débordée, n’a eu qu’un instant à lui consacrer. Néanmoins elle lui a donné rendez-vous pour le mardi après-midi à l’heure où Alice vient prendre le café.

    Il faut ajouter que dès lundi les travaux d’ouverture entre les deux appartements du premier ont débuté. Ce même jour, le quotidien local informait la population que l’arbre tombé derrière l’Hôtel Pochon se trouvait à la jonction de deux souterrains dont l’un s’enfonçait en direction de l’immeuble et l’autre filait vers la route. Ce qui n’a pas manqué d’attirer nombre de badauds, qui n’eurent d’ailleurs que des palissades à contempler mais qui, pour beaucoup, découvrirent l’existence du salon de thé.

     

    Salon de thé


    Mardi donc, comme elles en étaient convenues avec mademoiselle Hermenier, Alice et Tatiana se présentèrent en début d’après-midi, cette dernière chargée d’un carton de ses « œuvres ». Quelles que soient les circonstances, Adèle Hermenier sait rester courtoise et accueillir ses hôtes avec un air de gaîté naturelle. Ce fut le cas en dépit de la fatigue et de l’ennui qu’elle éprouvait à devoir se plonger dans l’examen de clichés, certes le pressentait-elle, d’un bon niveau, mais sans intérêt pour sa galerie. Il faut du doigté pour refuser sans blesser. Elle n’en manque pas.

    Après avoir regardé avec attention chacune des photos de Tatiana, elle lui expliqua qu’elles n’entraient pas dans les choix picturaux de sa galerie résolument orientés vers l’art contemporain postérieur à l’an 2000. Elle désigna les tableaux superflat, inspirés des mangas et de la culture consumériste japonaise, au graphisme plat et coloré. Elle les emmena dans le hall d’entrée pour leur expliquer le synthésisme pictural, synthèse, comme le nom l’indique, de la peinture artistique antérieure. Et, pointant un tableau :

    —Remarquez, ici nous avons un mélange d’impressionnisme, de cubisme et de fauvisme.

    A part soi notre voisine pensa qu’elle l’avait pris pour un travail d’amateur débutant. Un peu plus éclairée, Tatiana désigna la chaussette trouée sur fond rouge.

    —Mais cette composition n’entre pas dans ces catégories…

    —C’est vrai, répliqua mademoiselle Hermenier, jamais prise au dépourvu. Je l’ai acceptée parce qu’elle a été réalisée par une très jeune artiste qui a voulu y exprimer en termes minimalistes toute l’horreur des attentats.

    Tatiana penche la tête à droite, à gauche, recule. Quel en est le prix ? Elle hésite, l’observe encore sous divers angles, puis décide de l’acheter. Mademoiselle Hermenier venait de réaliser sa première « affaire » !

     

    A ce moment quelqu’un entra pour lui annoncer qu’une porte murée fermait le souterrain à la hauteur du mur de la troisième terrasse de son jardin.

     

    N.B. Ceci est une fiction

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  • Le salon de thé (base)

     

     

    Semaine 20

     

    Aussi longtemps que les travaux ne seront pas entrepris, le jardin des Hermenier restera fermé au public. Adèle Hermenier s’en désole. Son meilleur atout lui échappe. Au mieux elle ouvrira les fenêtres si la chaleur persiste.  La semaine dernière a été maigre. Mais ce dimanche, dès le début de l’après-midi elle est obligée d’abandonner Alice pour se consacrer aux clients qui affluent.

    Parmi eux se glisse Claude Roux, Sébastien (sans Aude qui assiste à un colloque), Quentin et Cafédeux copains, le jeune couple du bout de la rue et son bébé, les Delyon qui prennent de l’assurance. Ils se rapprochent subrepticement des banquettes, le cœur du salon, où viennent de s’installer monsieur Tchang et ses deux filles. Tout ce monde papote et déguste des douceurs entre deux gorgées de thé ou de jus de fruit. Mademoiselle Hermenier ne sait pas où donner de la tête. Il n’est plus question de jouer à la maîtresse de céans.

    Une exclamation perce le bruit de fond.

    —Ah ! Monsieur Tchang !

    Philippe Delyon a sursauté. Près de lui quelqu’un répète ce nom et discute avec l’interpellé. Voici que sa nature profonde resurgit au galop. Cela le chatouille, le gratouille, le démange de partout. L’aiguillon de la curiosité le torture. Il n’en peut plus. Il faut ; il faut… Cela lui échappe ! Il se penche vers monsieur Tchang :

    —Vous êtes d’où, vous ?

    —D’ici, répond monsieur Tchang éberlué par l’insolence du ton.

    —Je sais, continue Delyon sans vergogne. Mais vous êtes né où ?

    —A côté de Bourges…

    —Ben vous portez pas un nom berrichon ! s’écrie Delyon, incapable de se maîtriser.

    —Et vous ? réplique monsieur Tchang revenu de sa stupeur.

    —De Lyon, comme l’indique mon patronyme !

    Un silence embarrassé envahit la salle. Jérôme Tchang rit :

    —Oh ! Vous faites allusion au nom hérité d’un aïeul ? Il venait du Chantoung.

    —C’est où,  ça ?

    —Dans le nord de la Chine.

    —Alors vous êtes chinois ? insiste Delyon pendant que madame se concentre sur sa fourchette à dessert et la fait tourner entre ses doigts avec l’air d’y chercher un défaut.

    —Si peu aujourd’hui, s’amuse monsieur Tchang. En réalité je suis un huaqio.

    Autour d’eux on tend l’oreille.

    —Je suis un huaqio, un descendant des migrants de Chine à l’étranger.

    Là, tous sont intéressés et se retournent.

    —Que savez-vous de cet ancêtre ? interroge Claude Roux qui se passionne pour l’histoire dans l’Histoire.

    —A vrai dire, presque rien. Nous avons oublié le prénom de cet aïeul. Il ne nous reste qu’une photo défraîchie de lui avec notre arrière-grand-mère et leurs enfants, mon grand-père âgé de  deux ans, et sa sœur qui était bébé, ainsi qu’une lettre indéchiffrable et deux ou trois menus objets apportés de Chine.

    —Dans quelles circonstances est-il arrivé en France ?  Le voyage devait être éprouvant à cette époque, poursuit Claude Roux.

    —Pour autant que nous sachions il appartenait à ces travailleurs recrutés en Chine afin de compenser le départ de la main d’œuvre française sur le front pendant la Première Guerre Mondiale. Il était accompagné d’un frère qui mourut très vite. Lui-même est décédé peu après que la photo a été prise, selon la version, soit de la tuberculose soit des suites d’un gazage pendant la guerre.

    —C’est un épisode occulté de la guerre de 14, ajoute Claude Roux. La plupart de ces hommes jeunes étaient des paysans pauvres du nord de la Chine. Ils étaient parqués dans des camps et travaillaient comme des forçats. Presque tous furent rapatriés après 1919. Votre arrière-grand-père fait exception. Savez-vous pourquoi il est resté ?

    —Par amour, je présume, sourit Jérôme Tchang. Devenue veuve mon arrière-grand-mère est revenue vivre dans la ferme familiale, en Berry. Elle s’est remariée avec un paysan du village qui a élevé mon grand-père et sa sœur avec ses propres enfants. Ma culture est celle de la France profonde.

    —Sans doute avez-vous de lointains parents en Chine. Ne les avez-vous pas recherchés ? s’enquiert quelqu’un.

    —C’est probable. Certain même. Mais comment les retrouver après tant d’années et avec aussi peu d’éléments ?

    Sans le vouloir, Delyon venait de lancer un objet de discussion qui occupa beaucoup les langues jusqu’au soir et même au-delà.

     

    La semaine est si calme qu’Adèle Hermenier désespère de réussir à faire vivre son commerce. Madame Hermenier erre claudicante et silencieuse. Alice, notre voisine, reste fidèle à son café quotidien dans le salon de thé. Rares sont ceux qui prêtent attention aux œuvres exposées. Les relations sur lesquelles mademoiselle Hermenier tablait tardent à se manifester.

     

    Les chinois de la Première Guerre Mondiale

     

    N.B. Ceci est une fiction

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  • Le salon de thé (base)

     

     

    Semaine 19

     

    La nuit ramène dans ses ténèbres les angoisses les plus enfouies. Adèle ne dort pas. Elle mesure son inconscience. Elle vient de poser le pied au bord d’un précipice qui risque de l’engloutir tout entière, corps et biens. Comment a-t-elle pu se lancer dans une activité sans en avoir la moindre expérience ? Ille se tourne et se retourne entre ses draps, l’esprit empêtré dans de diaboliques calculs qui tantôt lui font entrevoir des bénéfices pharaoniques, tantôt lui démontrent qu’elle sera dès demain ruinée jusqu’à sa dernière chemise. Ce n’est que le premier jour, à peine quelques heures d’exercice, lui chuchote la fragile voix de l’espérance. Adèle va s’abandonner au sommeil. Mais au moment d’y sombrer une nouvelle anxiété réveille ses tourments. Elle a oublié d’inviter les journaux locaux ! Son inauguration est un fiasco dont elle ne se relèvera pas ! Mieux aurait valu qu’elle gardât son poste d’universitaire.

     

    Le lendemain de l’ouverture, à 13h31 tapantes, Alice Vergnaud franchissait le seuil chez Adèle H. Plutôt que de boire son café seule devant la télévision, elle avait décidé de le prendre au salon de thé et de s’offrir en sus un dessert. Après tout le dimanche est un peu un jour de fête. Puisqu’il ne se présentait aucun client, mademoiselle Hermenier décida de s’inviter à la table de notre voisine et de savourer un moka en sa compagnie. Elles parlèrent d’abord de tout et de rien, puis des tableaux accrochés sur les murs. Alice avoua sa méconnaissance, pour ne pas dire sa répulsion de l’art du 21e siècle auquel elle n’était pas sensible. Ainsi, que signifiait cette vieille chaussette collée sur une éclaboussure de peinture rouge ? Un enfant de dix était capable de pondre un tel chef-d’œuvre ! Mademoiselle Hermenier argumentait, défendait ses choix, mais ne convainquait pas. Il faudrait du temps et beaucoup de pédagogie pour initier le regard de tous ces gens. Mais elle ne désespérait pas d’y parvenir.

    L’horloge tournait. La salle restait déserte. Madame Hermenier fit une brève apparition. Après avoir salué Alice, elle se dirigea vers la fenêtre, parut vérifier la couleur du ciel, puis s’en retourna. Notre voisine se leva enfin et Adèle Hermenier se retrouva seule derrière ses rangées de gâteaux présentés avec soin dans la vitrine réfrigérée. Le doute l’oppressait. Et si les invités d’hier n’étaient venus que par principe de bon voisinage ?  Et si… Sa réflexion s’arrêta net. Monsieur et madame Dessablettes, mademoiselle Di Felice entraient.  Ils précédaient une dizaine de personnes qui s’exprimaient à haute voix. Dessablettes présenta les membres de son association parmi lesquels prédominaient les têtes chenues.  Mademoiselle Hermenier les invita à s’installer, distribua les sachets qui lui restaient de la veille et nota les commandes. Elle se sentait revigorée.

    Au milieu du brouhaha des conversations, de temps en temps l’un ou l’autre lui adressait un signe pour réclamer encore un thé, une orange pressée ou de nouvelles parts de gâteau. Les tranches de cake se trouvèrent vite épuisées. Ils durent se rabattre sur les tartes. Mais personne ne semblait vraiment en tenir compte, tous absorbés par les débats en cours.

    Attirée par le bruit, madame Hermenier se montra et prit le parti de se joindre à eux. A titre d’enseignante retraitée la vieille dame ne manque jamais de tendre des pièges discrets à ses interlocuteurs et, mine de rien, de leur faire la leçon. Son charme joue en sa faveur. On la quitte satisfait d’avoir appris quelque chose sans avoir eu à trahir son ignorance. Mais au moment de se séparer elle a le coin de l’œil qui frise ;

    Madame mère écoutait, enregistrait et préparait de futures entrevues. Sauf sa fille, nul ne prêta attention aux Mukaschturm qui gagnèrent la table de l’oriel. Mademoiselle Hermenier leur souhaita la bienvenue, leur remis son dernier sachet et enregistra leur choix : chocolats mousseux, tartes à la pistache et aux abricots. A cet instant monsieur Dessablettes la héla et, dans le silence rétabli, il parla au nom de tous :

    —L’endroit nous plait tout à fait. Comme je vous l’ai déjà expliqué, nous cherchions un lieu où tenir nos réunions littéraires une fois par mois. Si vous en êtes d’accord, nous pourrions les organiser chez vous.

    —Pourquoi pas ? Répliqua-t-elle, prise au dépourvu. Nous en reparlerons si vous le voulez bien. Nous nous mettrons d’accord sur les conditions. A priori je n’y vois pas d’inconvénient…

    Elle se fit applaudir et la rumeur des bavardages reprit de plus belle jusqu’à l’heure de la clôture.

    Quand tout le monde fut parti Adèle se laissa choir d’un bloc dans une chauffeuse du bow-window. Ces vieillards étaient plus épuisants qu’une classe de lycéens ! Heureusement le salon de thé restait fermé le lundi.

    Ce soir-là elle s’endormi comme une masse.

     

    Très vite Alice prit le pli de venir boire un café entre 13h30 et 14h. La plupart du temps le salon était encore vide et mademoiselle Hermenier s’asseyait à sa table.  Elles échangeaient au sujet de leurs lectures, de leurs voyages, des événements du jour… A part Alice Vergnaud le mardi fut bien calme. Le mercredi plusieurs mamans accompagnèrent Aurélie Tchang et ses enfants. Le cadre ne manquait pas d’attrait et elles promirent de revenir. Le jeudi l’office du tourisme lui envoya deux couples de passage dans la région. Le vendredi Adèle regretta presque d’avoir ouvert. Ce fut ce jour-là que le chef des élagueurs chargés de débiter l’arbre abattu frappa à sa porte. Sous la souche ses hommes avaient découvert une cavité maçonnée, peut-être l’amorce d’un souterrain. Il convenait d’en avertir la mairie qui aviserait la préfecture le cas échéant. Mademoiselle Hermenier cru être anéantie sous ce nouveau coup.

    Voûte

     

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