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    Le blog de la voisine (base)

     

     

     

    14 mai 2010 – 14h

     

    Me voilà noyée au milieu des lambeaux de papier bulle, des morceaux de kraft et de scotch déchirés, écartés en hâte de ce cadeau inattendu : ma part d’héritage d’une cousine éloignée de ma mère. Nous nous fréquentions à l’époque d’Oléron. Puis peu à peu, nous nous étions perdues de vue, emportées chacune par notre vie familiale. Cela me touche qu’elle ait pu avoir une pensée pour moi au moment de nous dire adieu à jamais. Trois mots de son fils aîné y étaient joints pour me dire qu’elle avait exprimé le vœu que ces tableaux, peints de sa main, me reviennent. Il n’ajoute rien de plus, pas même son adresse ou son numéro de téléphone, preuve que ses enfants ne souhaitent pas renouer des liens relâchés depuis des lustres. Les seules indications qui figurent sur l’emballage sont celles de l’ancien domicile d’Ernestine.

    Ses huiles ne sont ni des peintures naïves ni des œuvres qui manifesteraient un quelconque talent, mais le travail appliqué et maladroit d’une éternelle débutante. Les tableaux de ma cousine n’ont aucune valeur commerciale ou artistique. Mais, comme ils l’étaient pour elle, ils sont pour moi chargés de souvenirs et d’émotions. Souvent elle me confiait combien le geste de peindre ou de dessiner est apaisant. L’esprit et le corps s’y reposent. Elle me disait la communion profonde avec son modèle ; tout ce que son œil et son intelligence y découvraient de nuances, de subtilités, de jeux d’ombre et de lumière, de pleins et de vides, d’arabesques, de volumes et de lignes.

    Elle peignait surtout des marines et des plages pour entrer en connaissance avec ces paysages aimés. Quand plus tard elle posait les yeux sur l’un d’eux, elle voyait, au-delà du tableau, l’étendue marine à l’instant où elle avait tenté d’en exprimer  sur la toile la vie et l'inimitable beauté, ainsi que  les sensations et les sentiments qui s’y rattachaient : l’odeur iodée de la brise, les cris des mouettes, le miroitement de l’onde sous le soleil estival et le bonheur de vivre et revivre années après années dans ce lieu très cher.

    Il arrivait qu’elle soupirât : « Si tu savais les merveilles que j’ai en tête ! Mais je suis incapable de les traduire en peinture. C’est terrible ! » Aussitôt elle se rassurait et affirmait qu’un jour le moyen existerait de faire jaillir les images de notre pensée et de les projeter sur un support. « Alors, ajoutait-t-elle, on s’apercevra que les véritables artistes ne sont pas ceux qu’on croit. »

    Il est curieux d’ailleurs qu’Ernestine n’ait pas réussi à faire évoluer ses velléités artistiques car elle possédait une assez riche collection d’ouvrages consacrés à l’art et à l’histoire de l’art. C’est elle qui m’avait fait remarquer la déformation du bras replié d’Esther dans le tableau de Chassériau et la longueur impossible du dos de la Grande Odalisque d’Ingres, ainsi représentés pour les besoins de la composition. Elle possédait des connaissances qu’elle ne parvenait pas à appliquer dans la pratique.

    Sa maison était encombrée de dizaines de toiles de tailles variées, d’autant de cartons petits et grands, pleins de dessins exécutés en diverses techniques. Une fois elle avait tiré de l’un d’eux un portrait de ses débuts. Il représentait une dame qui louchait. « Regarde, c’était la tête de ma tante Jeanne que j’avais dessinée à la sauce… elle ne lui ressemblait pas du tout ! »

    Je suis désormais riche des émotions de ma jeunesse. Dans le salon je vais accrocher la vue de SA plage, pour me remémorer encore et toujours les bons moments que nous y avons goûtés en famille… il y a si longtemps…

     

    20 mai 2010

     

    Il était sûr qu’un jour prochain l’observateur lambda ne manquerait pas d’être saisi par la discordance de l’œuvre d’Ernestine placée entre celles d’artistes contemporains. L’effet a été plus rapide que je ne le prévoyais ! Je venais de faire entrer notre voisin du premier étage, qui voulait me parler discrètement de la famille disparue, lorsque le cri du cœur lui a échappé avant qu’il en prenne conscience :  « Mon Dieu ! Quelle horrr… » Puis, essayant de se raccrocher aux branches : « Quelle peinture originale ! Est-ce de vous ? »

    J'ai eu beaucoup de mal à garder mon sérieux et à prendre un air détaché pour lui répondre !

     

    N.B. Ceci n'est pas un journal intime mais une fiction.

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    8 mai 2010

     

    Qui parle de réchauffement quand mai ressemble à l’automne ? A mon retour le thermomètre de l’appartement ne dépassait pas quatorze degrés et j’ai dû rallumer le chauffage. Mes amis camping caristes, quant à eux, ont poursuivi leur route vers le sud. Toujours davantage de gens, de retraités en particulier, s’adonnent au nomadisme et apprécient la liberté qu’il leur procure. Alors que les gitans tendent à se sédentariser, nous nous empressons de suivre les chemins de leurs errances. Curieux paradoxe…

    Bien que les volets de nos voisins du rez-de-chaussée restent aussi tristement clos, la maison s’est remplie pendant mon escapade. Sébastien, ainsi que notre voisin du premier étage, ont regagné leurs pénates. Mais surtout, une vieille fille et sa mère ont emménagé dans l’appartement –libre depuis deux ans- au-dessus de ma tête. Par chance leur présence ne se manifeste que par le bruit d’une chaise traînée, de temps en temps, ou une brève course vers le téléphone ou la porte, parfois.

    En réalité la demoiselle porte sans complexe sa belle cinquantaine. Moderne, dynamique, elle n’a rien de ces êtres frustrés ou des dames patronnesses d’antan. Sa maman est une jolie dame, un peu frêle, à l’élégance classique. Elle avance à pas lents,  ramassée sur sa canne. Ces dames sont venues se présenter et nous avons pris le thé ensemble. Je crois qu’elles seront d’agréables voisines.

     

    13 mai 2010

     

    Encore et encore le vent froid, les nuages qui assombrissent le printemps. La période des beaux jours en sera diminuée d’autant. Cela me désole !

     

    14 mai 2010

     

    Yvan avait raison : Esméralda est complètement inconsciente de jeter sa vie privée en pâture à des milliers d’inconnus. Elle serait scandalisée si quiconque l’incitait à étaler de la sorte ses faits et gestes les plus intimes sur la place du village un jour de marché. Ce qu'elle fait est pourtant pire. Il est vrai que, confiné dans nos intérieurs, en tête à tête avec notre écran, l’illusion de converser avec quelques amis, voire de monologuer avec soi-même, naît vite. Si je lui en parle, elle me rabrouera, c’est sûr, convaincue que je ne suis qu’une vieille tante qui ne comprend rien à la jeunesse actuelle…

    … la sonnette carillonne…

    … un livreur est venu déposer un grand paquet plat que je n’attendais pas. Ce sont bien mes nom, prénom, adresse. Ce colis m’est donc  destiné… Que peut-il contenir ?

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    2 mai 2010

     

    L’air iodé fouette, à n’en pas douter. Je prends plaisir à arpenter les rues que j’aime depuis l’enfance, le port, les marais et, le soir, à m’écrouler sur le divan, vidée de force et de pensées ; puis à dormir d’un trait jusqu’au lever du jour.

    Après le décès d’Alphonse, j’ai fait l’acquisition de cette petite maison. J’avais alors espoir de retrouver les émotions et les bonheurs de ma jeunesse, l’un ou l’autre de ceux qui appartenaient à notre joyeuse bande. Mais le temps s’est écoulé loin de moi et tous ont disparu. Des grands-parents, des parents sont morts ; villas et maisons de famille appartiennent aujourd’hui à des étrangers. Il se peut que je croise parfois Marie-Elisabeth sans la reconnaître… Je ne me rappelle ni son nom de femme ni le prénom de son mari.

    Quelle paix ! Ici radio, téléphone, télévision sont prohibés. Je me repose des bruits du monde qui nous assaillent et nous écrasent. Il est inhumain de vouloir porter toute la misère de la création. Celle de notre entourage suffit.

     

    3 mai 2010

     

    Assise sur un banc à l’entrée de la digue, j’observe jeunes gens et jeunes filles qui flânent, insouciants et rieurs. En réalité c’est ma propre adolescence que je contemple à travers eux. Je me dis que je leur ressemblais, jolie, mince, enthousiaste. Et de vieilles dames esseulées me regardaient ainsi en se murmurant les mêmes choses. Et je ne les voyais pas, ou bien je considérais qu’elles n’appartenaient qu’à l’instant  présent parce que je n’allais pas jusqu’à imaginer qu’elles avaient eu dix-huit ou vingt ans elles aussi.  Aucune jalousie ne m’effleure. Plutôt un certain regret de ce qui fût et vers quoi nous ne pouvons retourner.

     

     

     

    4 mai 2010

     

    Le charme tendre de la nostalgie est rompu. Yvan s’est pointé en fin de matinée avec l’intention de se poser chez moi jusqu’à demain midi, quitte à dormir sur un matelas. Il avait affaire dans le coin, s’est-il excusé. Aux halles de Saint-Trojan nous sommes tombés nez à nez avec mes amis de la tribu des camping-caristes, ainsi désignés par eux-mêmes, que j’ai invités à venir stationner sur mon terrain. Depuis, la maison résonne d’éclats de voix et de rires. Dehors le soleil luit mais le vent est glacial. Il fait décidément trop froid dans cette pièce sans chauffage ! Demain je repartirai en même temps que mon neveu.

     

    5 mai 2010

     

    L'excitation des visites me rend insomniaque. Toute la nuit j'ai gelé. C'est pourquoi ce matin j'étais debout avant tout le monde. Au retour d'une balade à travers bois, j'entends de gros rires, des "oh ! La conne ! Mais quelle conne !" en provenance de chez moi. De qui se gaussait-on de manière aussi bruyante ? A mon entrée, personne ne se détourne de l'attraction posée sur la table basse du coin-salon.

    Yvan, accroupi au bord du canapé, pianotait comme un fou sur le clavier de son portable, entre mes amis, penchés au-dessus de lui, les mains croisées dans le dos. Comme j'approchais, Yvan me jeta un coup d'oeil :

    - Devine quoi ! Esmeralda raconte ses aventures par le menu ! Elle ne nous fait grâce d'aucun détail. Ses ex vont être contents !

    Mon ex, tes ex, leurs ex, c'est à croire que dans notre société permissive collectionner les ex soit du meilleur genre pour rester in. N'en avoir aucun à son tableau de chasse vous classe d'office dans la catégorie out, celle des ringards !

    Cela dit, l'heure est venue de préparer nos valises...


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